Priorité à la parole – Les Cahiers pédagogiques
Les élèves reviendront certainement avec des sentiments mêlant inquiétudes liées aux mesures barrières et joie de se revoir et de retrouver leurs amitiés. Il sera certainement nécessaire d’ouvrir des espaces de parole pour prendre en compte ces émotions mêlées, en s’assurant de leur tenir des discours d’adultes. Il ne faudra ni cacher les choses, ni minimiser l’événement, ni le dramatiser. Le parler vrai semble une nécessité absolue. Ils devront cependant être convaincus d’avoir en face d’eux des adultes qui feront le maximum pour que les choses se passent bien, et qu’ils ont leur part à prendre là-dedans.
Certains enfants ne seront quasiment pas sortis pendant plusieurs semaines. Ils auront certainement des séquelles psychologiques et physiques, des choses dommageables. Leur façon d’être physiquement en classe ne sera pas simple.
La parole
L’accueil de la parole ne pourra pas être injonctif. Les espaces qui s’ouvriront seront des espaces de dépôt mais on n’y sollicitera pas la parole. Il n’est pas possible de forcer quelqu’un à parler, mais on peut lui offrir la possibilité de le faire. Le simple fait que la parole puisse être accueillie peut suffire à beaucoup d’enfants. La plainte ne peut pas être une injonction.
On se trompera assurément de priorité si on parle du retard pris dans les programmes scolaires. Cela sera peut-être l’occasion, pour l’enseignant, de revoir la notion de programme.
Les enseignants vont peut-être servir de soupape, de réceptacle à des douleurs visibles ou invisibles. En plus des enfants, ils vont aussi récupérer, au moins dans le premier degré, des parents qui ont dû jouer un rôle qu’ils ne connaissaient pas, pour beaucoup. Il faudra en prendre conscience et accueillir leur parole le plus simplement possible, en évitant le conflit et l’agressivité. Il ne faudra pas hésiter à renvoyer les parents à la direction par exemple.
Il y a eu souvent une grande qualité dans les échanges avec les parents pendant le confinement. Il ne faudrait pas que cette période reste sans suite. Certains parents ont été très investis et ont eu du mal à « jouer au prof ». Chacun aura fait ce qu’il peut, le jugement négatif sera mal venu. Mais chacun devra retrouver sa posture pour remettre de l’ordre. Il serait bon que tout cela permette de construire une relation collaborative avec les parents d’élèves. Une relation nouvelle peut émerger des événements que nous avons vécus.
Évidemment, la parole de l’enseignant devrait pouvoir être accueillie elle aussi. Ils auront, comme tout le monde, eu à vivre un confinement, des douleurs, des changements de posture pas faciles à assumer. Il serait bon, mais cela risque de rester un vœu pieu, que des personnes formées à l’écoute puissent les entendre.
Un retour potentiellement anxiogène
Par ailleurs, dans les échanges avec les familles, nous avons essayé de partager avec les parents nos méthodes pédagogiques, notre façon de considérer l’enfant « apprenant », nos valeurs, nous avons expliqué le pourquoi et le comment. De retour en classe, nous allons devoir leur expliquer qu’on ne sera pas en mesure d’enseigner vraiment en raison des conditions sanitaires, ou que nous aurons de grandes difficultés pour le faire.
En maternelle, pas de jouets ni de matériels partagés, pas de contacts, rien ou peu de collectif… Non seulement, c’est contraire aux attentes de socialisation de l’école (solidarité, entraide, coopération, partage…). D’une certaine manière, l’école risque d’être vécue comme maltraitante par leurs enfants. Ce sera à nous de faire preuve, plus encore que d’habitude, d’empathie et d’écoute du malêtre des élèves.
Les enseignants ne pourront pas être à la fois en classe et à distance. Il ne faudrait pas qu’ils deviennent les boucs émissaires de la crise et des difficultés liées à la réorganisation rapide et peu préparée de l’école. Tout le travail d’accompagnement va se jouer au niveau de la mobilisation des équipes et de leur faculté à prendre en classe des élèves qui ne seront peut-être pas les leurs et sans doute pas de leur niveau de classe de l’année.
Les productions réalisées pendant le confinement ne doivent pas être oubliées. Il faudrait essayer de les valoriser pour montrer que cela n’a pas servi à rien : faire une exposition, par exemple, pour pouvoir parler, montrer des photographies des travaux des élèves. Ce qui a été fait pendant la période de confinement ne doit pas donner la sensation d’avoir été vain ou inutile.
Quid du groupe classe ? Existera-t-il encore au moment de la reprise ? Dans quelle mesure aura-t-il été modifié ? J’ai le sentiment que les lignes de fracture, parfois perceptibles avant le confinement, seront accentuées : comment se regarderont les élèves qui n’auront pas vécu du tout ces semaines d’isolement de la même manière ? Les uns connectés, les autres moins ou pas du tout… Comment l’élève qui n’a rendu aucun travail pour telle ou telle raison vivra-t-il son retour à l’école ? Et celui qui a tout rendu mais qui apprend que ses notes ne “compteront” pas ? Il faudra faire face à la frustration des uns, au sentiment de culpabilité des autres, enfants comme parents…
Accueillir la douleur
Et le deuil ? Certaines familles auront vécu des choses difficiles, des deuils de proches ou d’amis. Il faudra l’entendre, mais sans sortir de notre posture professionnelle : nous devons rester enseignants. Mais nous pourrons tout de même annoncer que nous accompagnerons l’enfant pour lui permettre, à l’école, de franchir le cap douloureux. Il ne faudra pas le surprotéger, lui donner un statut particulier : accompagner et non pas solliciter.
Enfin, il sera important de s’intéresser au langage non verbal et d’être attentif à ce qui ne sera pas nécessairement de la parole. Les enfants auront peut-être changé et ne seront plus tels qu’on les avait quittés.
Ce retour en classe est loin de toutes questions pédagogiques. Nous allons devoir dans un premier temps accueillir, rassurer les familles sur notre capacité à mettre en oeuvre les mesures d’hygiène et de protection de chacun. En sommes-nous réellement capables ? Doit-on le faire croire aux parents « coûte que coûte » ? Comment pourrait-on cacher nos doutes, nos interrogations, nos peurs ? Car oui, j’ai peur. D’être responsable (sans même parler de risque de dépôt de plainte) de la contamination d’un élève, de sa famille, de ma propre contamination, de celle de mes proches.
Il me paraît difficile d’occulter auprès des élèves et des parents que que cette reprise pourrait avoir été décidée par le politique pour des raisons économiques, sans l’aval des scientifiques.
Jean-Charles Léon
Professeur de musique, collège de Saint-Germain sur Morin (Seine-et-Marne) et membre du groupe AGSAS d’Esbly